De l’hypocrisie à l’isomorphisme organisationnelle au cœur de la RSE
Mercredi 8:13 – Machine à café, deux collègues discutent
Yosana : RSE, RSE j’ai l’impression d’entendre partout autour de moi cet acronyme.
Michel : Bof, tu sais c’est un peu la nouvelle tendance. Toutes les entreprises font la même chose, c’est dans l’air du temps
Yosana : Un effet de mode ? Franchement, j’ai surtout l’impression que les boîtes manquent d’idées et qu’elles se copient les unes les autres.
********************
Ça vous parle cette image ? Pourquoi la RSE et le DD sont-ils devenus la marotte à la « mode » brandie depuis 15 ans ? Est-ce naturel de voir toutes les entreprises d’un même secteur emprunter les mêmes procédés et actions ? La RSE est riche de concepts et d’interprétations depuis son apparition, cette abondance théorique a pu produire un « flou conceptuel » (Pesqueux, 2011), voir même à une confusion sur son usage, ses pratiques et sa portée (Noël, 2004 ; Daudé et al, 2006). Si certains parlent de « discours lénifiant… libéral » (Allouche et al, 2005), la taxonomie conceptuelle de la RSE (CSR1, CSR2, CSR3[1], responsiveness, performance sociale, partie prenante, etc.) revêt une tout autre approche au travers de l’hypocrisie organisationnelle (Brunsson, 1989) qui en découle. Si l’entreprise a un rôle économique, un devoir de transparence et une capacité à naviguer au travers des attentes de ces diverses parties prenantes, elle se doit de diffuser un message clair et intelligible au sein de son organisation, mais également à l’extérieur vers son réseau d’organisation. Or, lorsque l’idée d’hypocrisie apparait, il est courant de noter un décalage entre un discours ou direction organisationnelle et les actions qui en découlent. De ce fait, les termes de « green washing » ou « green pretenting » peuvent apparaitre et pointer du doigt une forme d’hypocrisie conduite comme « le résultat d’une tactique consciente adoptée par des individus, des groupes, des parties, des majorités dominantes, des directions » (Brunsson, 2002). Cependant, comme nous avons pu le voir précédemment (article La logique de Koãn sur Buyer Beware), la définition du DD et de la RSE d’un point de vue académique ne rencontre pas un consensus formaté. Il est évident que du point de vue des praticiens, ces notions étant polymorphes, voire contradictoires dans certains cas, elles ne peuvent pas être interprétées aisément dans une organisation. Il est patent que l’entreprise, entourée de parties prenantes faisant plus ou moins pression sur elle, soit confrontée à des choix stratégiques, politiques et institutionnels dans le déploiement de démarches responsables, qui peuvent être rationnels ou irrationnels. Brunson met en évidence trois formes de contradictions auxquelles l’entreprise ou l’organisation doit faire face : (1) des contradictions interindividuelles portées par les attentes et exigences opposées par les parties prenantes ; (2) les contradictions entre les idées et les actions relèvent de la confrontation de l’organisation politique de l’entreprise et de l’organisation d’actions. Autrement dit l’organisation politique délivrera et incarnera le message institutionnel de la responsabilité sociale auprès de ses parties prenantes, là où l’organisation d’actions coordonnera les actions au sein de l’entreprise ; (3) les contradictions entre les décisions (sphère idéologique des idées) et les actions (sphère du système des actions ou mise en place des processus). Cette hypocrisie ou contradiction des démarches peut trouver une explication dans le courant néo-institutionnel (TNI[1]) porté par DiMaggio et Powell (1983), notamment sur les écueils de coordination qu’une organisation peut rencontrer. Les organisations d’un même secteur sont confrontées aux mêmes risques (institutionnels, réputationnels, concurrentiels), aux mêmes problématiques des gestions des ressources (accès aux matières premières, humain, matériel…) et aux mêmes attentes de leurs parties prenantes, dans ce cas précis nous parlerons de confluence ou « convergence » des pratiques. De ce fait, elles doivent redoubler d’efforts, d’imagination en (re) inventant ou agitant (patrimoine et héritage) des « mythes » institutionnels, des actions ou « cérémonies » symboliques (Meyer et al, 1977), les conduisant à arborer/adopter de manière mimétique des pratiques similaires repérées dans d’autres organisations. La RSE n’échappe en rien à ce mimétisme syncrétique[2], car elle s’ancre dans une forme de légitimité sociale qui guidera les décisions ou attitudes dans une organisation : ces faits peuvent s’apparenter à de « l’isomorphisme ». Trois principes d’isomorphisme pouvant expliquer ces pratiques d’homogénéisation : (1) l’isomorphisme coercitif soit des contraintes ou pressions formelles exercées par les États, les organes de régulation ou les instructions réglementaires ; (2) l’isomorphisme normatif soit l’adhésion à des référentiels ou normes quasi homogènes adoptés par les organisations référentes du marché (ex : reporting GRI[3], les normes ISO, adhésion à des labels environnementaux..) : (3) l’isomorphisme mimétique soit l’action de copier ou d’imiter une ou des organisations légitimes d’un secteur. Cette action s’opère principalement lorsque l’organisation en tant que telle n’a pas de décisions stratégiques clairement établies, dans ce cas le suivi par « mimétisme » invoque un principe de prudence et n’est pas élaboré sous contrainte. Cependant, si la RSE peut s’inscrire dans les organisations sous une forme hypocrite et mimétique, elle peut aussi bien devenir une nouvelle forme de « propagande » institutionnelle, qui mal interprétée conduirait à une organisation chaotique du management de la RSE. Si l’organisation du chaos tel que définie par Edward Bernays (1928), s’imposait aux organisations, « nous sommes, pour une large part, gouvernés par des hommes dont nous ignorons tout, qui modèlent nos esprits, forgent nos goûts, nous soufflent nos idées », les effets attendus de démarches responsables n’en seraient que vain et incompris. Imaginons que nous transposions cette idée au domaine des organisations et entreprises : nous serions en mesure d’arguer que les organisations qui manipulent un mécanisme « responsable » seraient en mesure d’influencer leurs auras auprès des consommateurs. Cependant, loin de manipuler l’esprit des consommateurs, les grandes organisations du secteur du luxe s’orientent vers plus de transparence et de communication liées à leurs engagements. Ce phénomène, établi depuis moins d’une décennie dans le secteur du luxe, s’évertue à mettre en avant les bonnes conduites et les bonnes pratiques de l’organisation aux yeux du grand public. Brunsson (1989) mettait en avant que la performance des organisations doive conjuguer leurs actions tangibles avec les contraintes émanant de leur environnement, les organisations se retrouvent face à leur contradiction et doivent dépasser cet état d’hypocrisie organisationnelle. Les organisations du luxe, soumis aux exigences des marchés (exemple LVMH et Kering sont cotés au CAC40), se doivent de communiquer leurs rapports financiers annuels, mais également leurs engagements responsables entrepris (communication extra financière). Toutes ces informations pouvant impacter leur cours sur le marché, obligent ces entreprises à lisser leur discours en conséquence. Ce sens des responsabilités incombe aux grands groupes du secteur, et il en va de la pérennité de leur modèle reposant sur un devoir de représentativité en termes d’éthique et de respect de leurs partenaires. De facto, contraintes à communiquer tout en préservant leur réputation et leur performance, les entreprises du secteur du luxe peuvent répondre aux demandes de leur environnement « par des discours (…) souvent contradictoires, et en développant des pratiques souvent déconnectées de ces discours » (Dumez, 2012). De ce fait, aux profits des injonctions sociétales, elles doivent maitriser et converger leurs discours politique et les pratiques à déployer, instaurer un climat propice et novateur à la diffusion de pratiques RSE notamment au sein de leur supply chain (d’amont à aval).**************
Mercredi 8:37 – la même machine à café, deux collègues refont le monde
Michel : Mais à faire si les entreprises du secteur font toutes la même chose, ne risquent-elles pas d’être taxées de « green washing ».
Yosana : Sirotant son café, Hummmm, si ton discours ne se traduit pas dans les faits, oui tu peux être pointé du doigt. Toutefois, tant que les messages des directions n’infusent pas correctement dans les organisations, comment veux tu que les collaborateurs s’approprient les discours et les diffusent vers l’extérieur.
Michel : Ahh cela … c’est un autre débat.
***********[1] TNI : Théorie Néo-Institutionnelle instaurée par DiMaggio et Powell dans leur ouvrage « The New Institutional in Organizational Analysis » suite aux travaux de Meyer et Rowan (1977) [2] Par syncrétique ou syncrétisme, nous entendons un mélange d’influence ou de procédés. [3] GRI : Global Reporting Initiative est une ONG née en 1997 issue du partenariat avec le Programme Environnement des Nations Unies. L’organisation a pour objectifs de partager les lignes directrices d’un référentiel en matière de développement durable et de communiquer sur leurs performances économiques, sociales et environnementales.
[1] CSR1 qualifie la notion de corporate social responsability ; CSR2 qualifie la notion de corporate social responsiveness ; CSR3 qualifie la notion de corporate social rectitude. ————————————————————————————————————— Allouche, J., Huault, I., & Schmidt, G. (2005). La responsabilité sociale de l’entreprise (RSE): discours lénifiant et intériorisation libérale, une nouvelle pression institutionnelle. La responsabilité sociale de l’entreprise, 177-188. Bernays, E. L. (1928). Manipulating public opinion: The why and the how. American Journal of Sociology, 33(6), 958-971. BRUNSSON, N. (1989). The organization of hypocrisy: Talk, decisions and actions in organizations. John Wiley & Sons. BRUNSSON, N. (2002). The organization of hypocrisy, 2nd edition, Copenhague, Copenhagen Business School Press, 242 p. Daudé, B. & Noël-Lemaître, C. (2006). La responsabilité sociale de l’entreprise analysée selon le paradigme de la complexité. Management & Avenir, 10, 39-56. DiMaggio, P. J., & Powell, W. W. (1983). The iron cage revisited: Institutional isomorphism and collective rationality in organizational fields. American sociological review, 147-160. Dumez, H. (2012). L’hypocrisie organisationnelle (No. hal-00667333). Meyer J. et Rowan B. (1977) Institutionalized Organizations: Formal Structure as Myth and Ceremony, American Journal of Sociology, 83, 1977, 340-363 Noël, C. (2004), « La responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise : nouveau paradigme managérial ou mirage conceptuel ? », Gestion 2000, N°03/04. Pesqueux, Y. (2011). La responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) comme discours ambigu. Innovations, (1), 37-55.